Après l’Avant-Garde

Les avant-gardes sont-elles solubles dans la modernité ? C’est une des questions de cette série d’émissions qui reviennent sur 40 années d’expérimentations littéraires, émaillées de documents, de lardées rock et d’entretiens. Et surtout un regard décillé sur une époque contemporaine propice au regain de la colère mais qui en recherche les modalités.
Une série radiophonique de Yan Ciret diffusée sur France Culture in  Surpris par la nuit
Réalisation : Céline Ters

Avec Jacques Rancière, Yannick Haenel, François Meyronnis, Patrick Bouvet, Eric Hazan, Anne-James Chaton, Philippe Sollers, Christophe Fiat, Emmanuel Rabu, Jacques Henric, Sylvain Courtoux, Bernard Heidsieck, Ramuntcho Matta.

Avec les voix de Jean Baudrillard, William Burroughs, Philippe Garrel, Félix Guattari, Brian Gysin, Nico, Pier Paolo Pasolini, Denis Roche, Jean-Jacques Schuhl, Andy Warhol.

Textes lus par Juliette Piedevache.

Playlist : David Bowie, David Lynch, Pil, Pixies, Portishead, Television, Tricky, Suicide, Velvet Underground.

Film : IIn girum imus nocte et consumimur igni de Guy Debord, La Maman et la putain de Jean Eustache, Paradis de Philippe Sollers par Jean-Paul Fargier, L’enfant secret et Les amants réguliers de Philippe Garrel, Fight Club de David Fincher.

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11 septembre post-fictions / Volet 1

L’événement prend le visage d’une apocalypse, les tours du World Trade Center s’effondrent à New York avec le début d’une ère imprévisible. Médiatisation planétaire, simulacre, temps réel, l’attentat qui ouvre le siècle déclenche de nouvelles écritures, qui décrivent des mythologies où le virtuel, la réalité et la simulation se mêlent. Les armes de l’avant-garde s’avèrent inopérantes, ou à reprendre depuis le début. Le négatif et sa subversion sont passés dans la main du diable. Le nihilisme se pose comme la question dominante, le fondement révélé, devenu sans réplique, de notre temps.

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Ce choc mondialisé ouvre une interrogation sur le legs des gestes avant-gardistes issus des années soixante et soixante-dix. La fin des groupes politisés, des mouvements et des revues : Tel Quel avec Philippe Sollers ou l’Internationale Situationniste de Guy Debord a changé la perspective d’une révolution du langage, de la vie élevée au rang de bouleversement de l’histoire. Le dadaïsme, le surréalisme, toutes les promesses révolutionnaires qui ont culminé avec Mai 68 s’éloignent. Le temps des Manifestes s’efface, et la pensée critique se déplace puisant désormais dans la culture de masse, réunissant la poésie sonore marginalisée en Europe, avec la performance de corps, de voix, de sons, dans l’espace public.

Le lien direct entre politique et esthétique se défait, maoïsme, léninisme quittent la littérature dans l’après Mai 68. D’autres trajectoires revisitent la post-avant-garde, cherchant vers les médiums technologiques actuels, le brouillage des signes entre culture élitiste et culture populaire, ou approfondissent les chemins du Tao ou de la Torah ; le messianisme révolutionnaire se transforme, comme si la révolte trouvait des chemins inédits, dans la fusion du réel et de son double terroriste.

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Année 80 – Les brûlures et la survie (la révolution révolue) / Volet 2

Les retombées de Mai 68 signent le glas des rêves de liberté absolue ou de « liberté grande » pour reprendre la formule d’André Breton ; la transgression, l’utopie, le dépassement de l’art dans la vie, s’achèvent dans des trajectoires brûlées, détruites. Le tournant des années quatre-vingt déroule ses tragédies, suicides, overdoses, folies, comme si une contre-révolution avait succédé à l’insurrection de Mai. Des signes avant-coureurs avaient annoncé les impasses et les reniements de l’après des avant-gardes politiques et esthétiques. L’assassinat de P.P. Pasolini en 1975, le suicide de Jean Eustache, la mort de Jean Seberg ou de Fassbinder marquent ce point de non-retour des années 80, que le livre Ingrid Caven de J.-J. Schuhl aura théorisé de manière romanesque.

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© Andy Warhol et Marcel Duchamp (à droite) – Photo Stephen Eric Shore

Une nouvelle figure d’artiste émerge en forme de mutant : celle d’Andy Warhol. Il définit une posture pop ambivalente au cœur même du système de la marchandise, indécidable entre sa célébration et son blasphème. La critique sociale, politique, héritée du marxisme se trouve prise dans les pièges de la marginalité ou de la récupération. Les penseurs d’une société des « désirs » révolutionnaires, Deleuze ou Foucault, deviennent ceux du contrôle et de la surveillance généralisée. La falsification du langage décrite par Orwell se développe à grande échelle. Guattari appellera ces années 80 : « Les années d’hiver ».

Au milieu des années 90, une autre génération reprend une relecture des avant-gardes à la lumière de la post- modernité. Ses modèles se cherchent avec des écrivains tels que William Burroughs et le « cut-up », ou Don DeLillo et ses romans de la paranoïa des pouvoirs invisibles, dans des essais de modifications du langage, de boucles et de samples électros. Venus de la culture rock et du punk, ces écrivains et performeurs fondent des revues, qui retrouvent les affrontements avant-gardistes, mais pour décréter la forme comme seule révolutionnaire, ou insoumise, ils inventent aussi des récits d’épopée à la mesure des nouvelles mythologies contemporaines. Certains groupes, post-situationnistes tels que Tiqqun ou Evidenz essaient de recréer les conditions d’une autre « communauté », à venir, dans la trace des grandes revues d’avant-garde l’Acéphale ou Le Grand Jeu.

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Pop poésie (Performances américaines) / Volet 3

Un proverbe espagnol du siècle d’or définit l’art comme « ce qui n’est comparable à rien d’autre », les installations, les dispositifs, la plasticité infinie des formes, la mise à disposition des connexions, des objets, ne rendent-elles pas caduques cette distinction ? Le fétichisme de la marchandise semble s’investir dans tous les domaines de l’esthétique. Le centre de gravité paraît s’être déplacé vers les Etats-Unis, où le marché règle un égalitarisme à rebours des hiérarchies de la culture européenne. Le temps d’après les avant-gardes n’est plus celui de la destruction de l’art ou de son assomption dans les formes de vie, mais celui d’une modélisation « pop » à l’égale d’une autre.

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Dans une coexistence paradoxale, l’œuvre singulière revient pour enrayer cette planification ; des corps s’investissent dans la vidéo, tout comme dans le body art. La pensée chinoise ou gnostique fait retour, alors que le grand « remix » de toutes les possibilités entraîne une contamination des genres. L’art « pop » abolit la frontière des genres, tandis que l’inscription dans un devenir révolutionnaire disparaît de l’underground. Le livre n’est plus l’objet ultime, mais un relais d’une chaîne de production de signes diffusés par les médias. Pour d’autres, l’expérience intérieure, singulière, celle de l’impossible légué par Lacan ou Bataille reste d’actualité, pour échapper à l’emprise du spectacle. La performance se rapproche du concert, ou de la représentation, perdant ainsi son origine avant-gardiste, mais dans une volonté d’accidenter la langue marchande.

C’est le portrait d’une génération, d’après Mai 68, dont le destin n’est ni de s’adapter à la flexibilité permanente ni de s’opposer à une machine désormais mondiale, au risque de se voir anéantie. Mais de tenir le pari du risque, de l’expérimental, en dehors du démoniaque, dont Baudelaire disait qu’il était « l’essence de l’art moderne ».

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